Un rapport fantôme sur le glyphosate sort des placards de l’Anses, huit ans plus tard
Un rapport fantôme sur le glyphosate sort des placards de l’Anses, huit ans plus tard
Une expertise restée secrète, dont « Le Monde » avait demandé communication auprès de la justice, a été publiée le 25 mars. Elle jugeait les tests utilisés pour évaluer la toxicité des formules commerciales de l’herbicide insuffisants.
Par Stéphane Foucart
Publié le 27 mars 2024 à 06h00, modifié le 27 mars 2024 à 08h48
Un agriculteur pulvérise un herbicide, dans la Sarthe, en septembre 2019. JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP
C’est un rapport qui n’existe pas et qui, pourtant, vient d’être publié. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a rendu publique, lundi 25 mars, une expertise sur la génotoxicité des pesticides à base de glyphosate – c’est-à-dire leur capacité à altérer l’ADN, une étape possible de la cancérogenèse.
Un énième rapport sur l’herbicide controversé, le plus utilisé dans le monde, et réautorisé en 2023 pour dix ans dans l’Union européenne ? L’originalité de la situation est que ce rapport était tout proche d’être finalisé à l’automne 2016, avant d’être enterré sans explication. Présenté le 27 septembre 2016 aux instances de l’agence, il a ensuite disparu sans être rejeté, ni endossé. Une première dans l’histoire de l’Anses.
Ayant appris l’existence de cette expertise, Le Monde en a demandé communication à l’agence en octobre 2021 au titre de la loi sur l’accès aux documents administratifs – au côté de l’ensemble des pièces relatives à ces travaux. L’Anses a opposé un refus, notamment au motif que le rapport n’avait pas été formellement adopté : n’existant pas, il ne pouvait être communiqué. Le Monde a donc introduit une requête devant le tribunal administratif de Melun pour l’obtenir. L’agence a attendu la veille de l’audience, tenue mardi 26 mars, pour publier les quelque 70 pages de ce « prérapport » vieux de huit ans.
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Nommé en octobre 2022 et héritier du contentieux, le directeur général de l’Anses, Benoît Vallet, a pris la décision de publier ces travaux « dans un souci de transparence », selon la notice accompagnant la publication. L’agence bat sa coulpe et reconnaît que « l’arrêt d’une expertise avant son terme doit être évité », citant un avis de 2018 en ce sens de son comité de déontologie. Elle assure en outre que le rapport fantôme de 2016 n’a jamais été endossé ni publié au motif que son objet doublonnait avec celui d’un « groupe de travail » mis en place en février 2016 par la Commission européenne. L’objectif de ce groupe était d’« identifier des critères et de constituer la liste de coformulants [produits ajoutés à la substance active] ne pouvant pas entrer dans la composition des produits phytopharmaceutiques en général ».
Des éléments embarrassants
L’Anses n’explique cependant pas clairement pourquoi ses quatre experts ont poursuivi leur travail jusqu’à parvenir à un rapport paginé et mis en forme à la fin de septembre 2016 – soit sept mois après la création du groupe de travail européen en question –, avant que l’expertise ne soit abandonnée.
Pour l’agence, l’objet du rapport préliminaire de 2016 était d’évaluer la pertinence des tests de génotoxicité des produits à base de glyphosate – les produits commerciaux contenant la célèbre molécule associée aux coformulants qui potentialisent ses effets. Or, à l’issue des travaux du groupe de travail européen, les produits à base de glyphosate (ou d’autres substances actives) comprenant des coformulants génotoxiques « ont été retirés du marché français par I’Anses en application des nouvelles dispositions réglementaires », prises en mars 2021 à l’échelon européen. En clair, dit en substance l’agence, le rapport n’a plus d’objet puisque ce qu’il pouvait contribuer à interdire l’a été in fine.
L’expertise avortée comportait toutefois – en pleine tempête médiatique sur le glyphosate, qui était alors au seuil de la réautorisation de 2017 – des éléments embarrassants.
D’abord parce que les experts étaient en désaccord sur un point-clé du rapport : une série d’études réalisées par des chercheurs portugais montrant, sur des animaux de laboratoire, un effet génotoxique d’un produit commercial à base de glyphosate. Le rapport conclut que ces travaux doivent être considérés comme biaisés et ne sont pas dignes de foi. Au contraire, l’un des experts du groupe jugeait que ces travaux, de qualité, ne pouvaient être écartés aussi simplement et constituaient un « faisceau de résultats convaincants représent[ant] une véritable alerte sur un effet génotoxique induit par différentes formulations ».
Des tests supplémentaires devaient être mis en œuvre
Surtout, le rapport estimait que des tests supplémentaires devaient être réalisés. Sur les quatre produits à base de glyphosate testés, « les résultats du test d’Ames [recherche d’un effet génotoxique sur des bactéries] et du test du micronoyau in vivo [recherche de fragmentation du noyau des cellules] ne permettent pas de garantir l’absence de potentiel mutagène et génotoxique étant donné leur faible pertinence » dans les conditions de mise en œuvre. Les experts, cette fois unanimes, recommandaient d’utiliser des tests de mutation génique sur des cultures de cellules de mammifères et/ou un test dit « des comètes » – qui détecte indirectement les cassures de l’ADN – in vivo sur des rongeurs.
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« Ce rapport s’appuyait sur des travaux disponibles dans la littérature scientifique pour recommander la mise en œuvre d’un test “des comètes” in vivo, en raison de sa sensibilité, résume Pauline Cervan, ancienne toxicologue réglementaire pour l’industrie, aujourd’hui à l’association Générations futures. L’Anses prétend que la publication de ce rapport n’aurait rien changé à la manière dont la génotoxicité des formulations va être évaluée à partir de 2017, mais c’est en réalité le contraire ! »
Mme Cervan souligne ainsi qu’en 2020 et 2021 l’Anses a écarté la génotoxicité de deux produits à base de glyphosate – le Credit Xtreme et le Gallup 360-K – sans exiger les tests supplémentaires recommandés dans son prérapport de 2016. « L’Anses s’appuie toujours sur les recommandations formulées en 2011 par les autorités européennes, alors que ses propres experts assuraient dès 2016 que ce n’était pas suffisant », dit-elle.
A l’audience du mardi 26 mars, devant la huitième chambre du tribunal administratif de Melun, la rapporteuse publique a présenté des conclusions favorables à l’annulation de la décision de l’Anses par laquelle l’agence a refusé au Monde l’accès aux pièces relatives à l’expertise abandonnée.